1C_312/2022 du 14 mars 2024
Les inventaires fédéraux constituent un élément important à prendre en considération dans le cadre de l’élaboration des plans d’affectation. Dans cette affaire portée jusqu’au Tribunal fédéral, les éléments figurant dans la fiche ISOS n’ont pas été pris en considération lors de l’octroi de l’autorisation de construire ce qui a ouvert la voie à un réexamen à titre préjudiciel du plan d’affectation, faisant ainsi échec à la délivrance de l’autorisation de construire.
Faits
La société G SA dépose le 17 avril 2020 une demande d’autorisation de construire portant sur un immeuble comprenant trois appartements et sept places de parking sur la parcelle n° 3689 sise sur la Commune d’Echichens, à l’entrée nord-ouest du village de Colombier-sur-Morges.
Selon le plan partiel d’affectation de Colombier-sur-Morges de 2003, la parcelle se situe en zone de bâtiments nouveaux.
D’après le plan projeté, le bâtiment à construire sera implanté au milieu de la parcelle. Les places de parking seront, quant à elles, situées au nord-est du bâtiment, deux d’entre elles nécessitant au demeurant une dérogation au vu de leur implantation sur la limite des constructions.
Excepté la Direction générale de la mobilité et des routes (DGMR) qui a posé des conditions s’agissant des aménagements extérieurs, toutes les autres autorisations spéciales ont pour leur part été accordées.
Malgré les oppositions suscitées par le projet, le permis de construire a été délivré par la Municipalité d’Echichens à la société requérante.
Saisie d’un recours – qu’elle admet partiellement – la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois (ci-après : la « CDAP ») a, en substance, retenu que l’inscription de Colombier-sur-Morges à l’ISOS (Inventaire fédéral des sites construits d’importance nationale à protéger en Suisse) en 2006, puis le second relevé de 2012 ne justifiaient pas un examen préjudiciel de la planification de 2003, pas plus que le surdimensionnement de la zone constructible dans la commune. En outre, la parcelle n’était pas inventoriée comme surface d’assolement (SDA).
La CDAP a toutefois considéré que la place de parking située en totalité au-delà de la limite fixée dans le plan qui fixe la limite des constructions de 2003, à proximité de la route cantonale devait être supprimée pour des raisons de visibilité.
Cette décision est portée devant le Tribunal fédéral par les opposants.
Droit
Dans un premier grief d’ordre formel, les recourants invoquent une violation de leur droit d’être entendu au motif que leurs réquisitions de preuves – production du bilan des zones à bâtir et du potentiel constructible et d’augmentation de la population pour les quatre villages formant la commune, ainsi que le rapport 47 OAT du PPA de 2003 ainsi que la mise en œuvre d’une expertise agro-pédologique afin d’établir la nature de la surface d’assolement de la parcelle – auraient été écartées.
Ce premier grief est rejeté par le Tribunal fédéral, lequel a considéré que le surdimensionnement de la zone constructible était un fait reconnu des instances précédentes et la mesure de ce surdimensionnement devait être déterminée dans le cadre de la nouvelle planification en cours et non à l’appui d’une demande d’examen préjudiciel du plan.
Les recourants font ensuite valoir une violation de l’art. 21 al. 2 LAT au motif que l’autorité précédente n’aurait pas effectué un contrôle préjudiciel de la planification en vigueur.
Pour rappel, cette disposition permet de réaliser un contrôle préjudiciel d’un plan d’affectation lorsque les circonstances se sont sensiblement modifiées. Lorsque tel est le cas, les plans font l’objet des adaptations nécessaires.
Une modification sensible des circonstances peut consister en une modification purement factuelle mais également d’ordre juridique telle qu’une modification législative.
Selon les recourants, un tel contrôle se justifiait en l’espèce pour les raisons suivantes :
- Le plan était ancien dans la mesure où il remontait à plus de 20 ans et donc plus que les 15 ans fixés par l’art. 15 LAT ;
- L’inscription à l’ISOS est intervenue après (en 2006 et 2012) et mentionne par rapport à la parcelle litigieuse une échappée dans l’environnement qui doit rester libre de constructions de sorte que la CDAP ne pouvait se permettre de laisser indécise la question de savoir si le plan planificateur de 2003 avait pris en compte les premiers relevés de 1985 et 2000. Quant aux considérations d’ordre esthétique et la référence à la prise de position de la DGIP seraient sans pertinence s’agissant d’apprécier l’existence de circonstances nouvelles ;
- Le surdimensionnement important de la zone à bâtir (hors centre) devait conduire la commune à réduire ce type de zone, en particulier après la fusion en 2011 des quatre communes qui la composent actuellement ;
- La réglementation relative aux SDA aurait changé depuis 2003 et la parcelle en cause aurait, au vu de sa situation et de ses caractéristiques, la qualité de SDA. En outre, la faiblesse des réserves cantonales imposerait de protéger les SDA même si elles n’ont pas été inventoriées comme telles.
Le Tribunal fédéral rappelle d’abord que le contrôle préjudiciel d’un plan d’affectation dans le cadre d’une procédure relative à un acte d’application est en principe exclu, sauf à titre exceptionnel dans le cadre d’un réexamen des plans au sens de l’art. 21 al. 2 LAT.
L’art. 21 al. 2 LAT prévoit un examen en deux étapes. Il convient de déterminer dans un premier temps si les circonstances se sont sensiblement modifiées au point qu’elles justifient le réexamen d’un plan. Si tel est le cas, le plan sera réadapté dans un deuxième temps.
La réduction des zones à bâtir surdimensionnées relève d’un intérêt public important susceptible d’avoir le pas sur l’intérêt public à la stabilité des plans ainsi que sur les intérêts privés des propriétaires concernés.
Le Tribunal fédéral relève à cet égard que cet objectif ne saurait toutefois constituer le seul critère déterminant pour analyser la nécessité d’entrer en matière sur une demande de révision, i.e, de contrôle préjudiciel d’un plan d’affectation dans le cadre d’une procédure d’autorisation de construire.
D’autres paramètres doivent entrer en considération lors de cette analyse, en particulier celui de la localisation de la parcelle par rapport à la zone à bâtir existante, son niveau d’équipement, la date d’entrée en vigueur du plan d’affectation et la mesure dans laquelle celui-ci a été concrétisé (consid. 3.1).
La question de savoir ensuite si une adaptation est nécessaire relève d’une pesée des intérêts qui s’effectue dans une deuxième étape (consid. 3.1).
Le Tribunal fédéral relève également qu’au stade de la première étape les exigences sont moins élevées puisqu’un réexamen s’impose déjà lorsque :
- les circonstances se sont modifiées depuis l’établissement du plan ;
- que ce changement porte sur des aspects déterminants pour la planification et
- qu’il puisse être qualifié de sensible.
Un changement sensible de circonstances doit déjà à ce stade être reconnu lorsqu’une adaptation du plan de zone entre en considération et qu’elle n’est pas d’emblée exclue par les intérêts opposés liés à la sécurité du droit et à la confiance dans la stabilité des plans.
Dans le cas d’espèce le Tribunal fédéral a considéré qu’il n’était pas contesté que le territoire communal résultant de la fusion entre la commune de Colombier, Echichens, Monnaz et Saint-Saphorin-sur-Morges, connaissait un excédent de surface à bâtir. Toutefois, rien ne permettait de penser que le maintien de la parcelle en cause en zone constructible compromettrait inexorablement le redimensionnement du territoire constructible communal.
En outre, au vu de son emplacement, il n’apparaissait pas qu’une exclusion de la parcelle de la zone à bâtir entrerait d’emblée en considération en particulier eu égard au fait que le plan de 2003 avait été presque entièrement réalisé, son ancienneté relative et le surdimensionnement de la zone à bâtir ne justifieraient ainsi pas en eux-mêmes une remise en question de la planification au stade de l’autorisation de construire.
Le Tribunal fédéral rejette également l’argument des recourants relatifs aux SDA considérant que la parcelle en cause n’était pas inventoriée en tant que SDA selon l’extrait de l’inventaire cantonal.
En revanche, le Tribunal fédéral relève que la planification de 2003 se trouve en contradiction manifeste avec les relevés ISOS subséquents. Il rappelle qu’en vertu de l’art. 6 al. 1 LPN, l’inscription d’un objet d’importance nationale dans un inventaire fédéral au sens de l’art. 5 LPN indique que l’objet mérite d’être spécialement conservé intact ou à tout le moins d’être ménagé le plus possible.
À cet égard, le notre Haute Cour rappelle que les inventaires fédéraux doivent être pris en compte dans le cadre des plans d’affectation, dans l’interprétation des notions indéterminées du droit de la construction et dans toute pesée d’intérêts qui doit être effectuée dans les cas particuliers.
L’art. 11 ISOS implique que les cantons tiennent compte de l’ISOS au moment d’établir leur planification, en particulier dans les plans directeurs en respect des art. 6 à 12 LAT.
Les cantons doivent également veiller à ce que l’ISOS soit pris en compte sur la base des plans directeurs cantonaux, en particulier lors de l’établissement des plans d’affectation au sens des art. 14 à 20 LAT.
Si les autorités en charge de l’aménagement du territoire disposent d’une importante liberté d’appréciation dans l’accomplissement de leurs tâches et – en particulier dans celles relatives à la planification (art. 2 al. 3 LAT) – il ne s’agit pas là d’une liberté totale. Elles doivent se conformer aux buts et aux principes d’aménagement du territoire tels qu’ils résultent de la Constitution et de la loi (consid. 3.4).
En l’espèce, le village de Colombier avait fait l’objet d’un premier relevé ISOS en 2006 puis d’un second en 2012.
L’instance cantonale, bien qu’elle ait analysé la question de savoir si les auteurs de la planification de 2003 avaient pu tenir compte des premiers relevés effectués en 1985 et 2000, a toutefois laissé la question ouverte. Elle a, en effet, considéré que l’inscription formelle en 2006, confirmée en 2012, ne constituait pas une circonstance nouvelle laquelle devait amener à un contrôle à titre préjudiciel de la planification.
Selon le Tribunal fédéral, ce raisonnement ne saurait être suivi dans le cas d’espèce.
Il relève que d’après la fiche ISOS la partie inférieure du village comprend une église et divers bâtiments historiques. La partie supérieure est quant à elle composée d’un groupement de maisons de maître et de maisons rurales et viticoles. La parcelle litigieuse jouxte également l’extrémité nord-ouest de ce secteur, à l’origine d’une échappée dans l’environnement (ci-après : « EE II ») laquelle s’ouvre vers le nord-ouest.
L’EE II est décrite de la manière suivante dans l’ISOS : « Prés et champs non construits dans la partie supérieure du territoire, dominant et mettant en valeur le bâti villageois » (consid. 3.4.2).
Selon les explications relatives à l’ISOS cet élément constitue une « partie indispensable du site construit, libre de constructions ou dont les constructions participent à l’état d’origine de l’environnement » (consid. 3.4.2).
La catégorie « a » dans laquelle est classé cet élément préconise la « sauvegarde de l’état existant en tant qu’espace agricole ou libre. Conservation de la végétation et des constructions anciennes essentielles pour l’image du site » (consid. 3.4.2).
Au vu de ce qui précède, l’ISOS préconisait clairement que la parcelle devait demeurer libre de toute construction.
Or, ces éléments n’ayant pas été pris en compte lors de l’élaboration de la planification de 2003, cela ouvre la voie à un réexamen à titre préjudiciel du plan d’affectation au sens de l’art. 21 al. 2 LAT.
Partant, le Tribunal admet le recours.
Excursus
C’est dans un ATF « Rüti »[1] que le Tribunal fédéral confirmait pour la première fois qu’il existait pour les cantons (et les communes) une obligation de prendre en compte les inventaires fédéraux lors de l’exécution de leurs tâches cantonales et qu’il a ainsi tranché une controverse portant sur la question de savoir si ces inventaires devaient être pris en compte également en dehors de l’accomplissement des tâches de la Confédération.
Selon cet arrêt, l’établissement des plans directeurs et des plans d’affectation faisant partie des tâches cantonales et communales, la protection des objets répertoriés dans les inventaires fédéraux doit être assurée par le droit cantonal, tel que cela découle de l’art. 78 al. 1 Cst.
Les cantons et les communes doivent ainsi prévoir des dispositions qui permettent de tenir compte des objets répertoriés dans les inventaires fédéraux même en dehors de l’accomplissement des tâches de la Confédération[2].
L’inventaire fédéral constitue ainsi une base de planification qui doit être systématiquement pris en compte dans le cadre des processus de décision concernant les mesures d’aménagement dans et aux alentours des sites d’importance nationale[3].
[1] ATF 135 II 209.
[2] Recommandation pour la prise en considération des inventaires fédéraux au sens de l’article 5 LPN dans les plans directeurs et les plans d’affectation du 15 novembre 2012, Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication DETEC, Département fédéral de l’intérieur DFI, p.6
[3] Recommandation pour la prise en considération des inventaires fédéraux au sens de l’article 5 LPN dans les plans directeurs et les plans d’affectation du 15 novembre 2012, Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication DETEC, Département fédéral de l’intérieur DFI, p14.