Évolution de la jurisprudence applicable en matière de LDTR

ATA/95/2024 du 30 janvier 2024

La présente jurisprudence est un arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice qui a tranché en faveur du caractère luxueux d’un appartement. L’enjeu de cet arrêt était sa requalification en logement de luxe avec pour conséquence que le loyer après travaux ne pouvait pas être contrôlé par les autorités administratives.

Faits :

La propriétaire d’une parcelle où est érigé un immeuble d’habitation de haut standing construit dans les années 50 (ci-après : la Propriétaire) sollicite une autorisation de transformer et rénover un appartement de neuf pièces disposant d’une surface de 291 m2 en vue de le mettre ensuite en location.

La direction des autorisations de construire préavise favorablement ladite requête, à différentes conditions, dont la fixation et le blocage du loyer après travaux pendant trois ans à un montant de CHF 31’725.- par an. L’autorisation de transformer et rénover est ensuite délivrée par le Département du territoire (ci-après : le Département).

Considérant la fixation et le blocage du loyer après travaux comme infondés, la Propriétaire fait recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif de première instance (ci-après : TAPI), concluant à l’annulation de la décision s’agissant de ce qui précède.

Dans le cadre de la procédure de première instance, un transport sur place est organisé dans le but d’évaluer le caractère luxueux de cet appartement. L’immeuble dans lequel se trouve ledit appartement se situe à l’emplacement d’une ancienne campagne patricienne du XVIIe siècle, en entrée de ville, en bout de quai sur la rive droite, près des organisations internationales et en bordure des grands parcs. Cet objet dispose d’un grand hall de réception et également de trois balcons avec une vue complètement dégagée sur le lac, le jet d’eau, la rade, le Salève et la chaîne du Mont-Blanc. L’appartement, dont les parois sont d’inspiration néo rococo ou Louis XV, est notamment orné de moulures avec des motifs végétaux, de profils de type géométrique grec et dispose de nombreux miroirs. Trois places dans le parking souterrain de l’immeuble sont également à disposition. La Propriétaire a expliqué qu’il s’agissait d’un immeuble de haut standing, destiné à une clientèle internationale et plus particulièrement moyen-orientale désireuse de s’installer à Genève et conçu pour retenir en ville une clientèle projetant de vivre dans des villas périphériques.

À la suite de ce transport sur place, d’une visite auprès des responsables de la Fondation de l’architecte à l’origine du bâtiment et de plusieurs échanges d’écritures, le TAPI reconnaît le caractère luxueux de l’appartement, ce qui amène le Département à recourir à son tour contre cette décision auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice (ci-après : CACJ) afin que cette dernière dénie ledit caractère luxueux dans l’optique de la fixation et du blocage du loyer après travaux.

Droit :

À teneur de l’art. 10 LDTR, le Département fixe, comme conditions de l’autorisation, le montant maximum des loyers des logements après travaux et renonce à la fixation des loyers lorsque cette mesure apparaît disproportionnée, notamment lorsque les logements à transformer sont des logements de luxe ou que leurs loyers dépassent d’ores et déjà d’au moins 2.5 fois les besoins prépondérants de la population (art. 10 al. 2 let. b LDTR). En l’espèce, les travaux qui restent à entreprendre sont des travaux de transformation au sens de la LDTR et l’autorisation doit être accordée dès lors que le loyer avant les travaux était supérieur aux besoins prépondérants de la population et que l’appartement litigieux, n’entre pas dans la catégorie des logements où sévit une pénurie. Reste à vérifier si le Département devait renoncer à la fixation du loyer en raison du caractère luxueux de l’appartement en cause.

La notion de logement de luxe doit être appréciée tant sous l’angle du droit public cantonal que celui du droit civil fédéral. Cette notion du droit cantonal est la même que celle du droit du bail fédéral (art. 253b al. 2 CC). La loi ne définit pas expressément la notion de luxe et celle-ci comporte des traits quantitatifs (nombre minimal de pièces) et qualitatifs (caractère luxueux). Ainsi, le juge doit se fonder sur son impression générale, laquelle dépend de l’examen concret de toutes les caractéristiques du logement en cause. La notion de luxe peut également évoluer avec le temps. En effet, une habitation peut acquérir cette qualité en fonction des transformations effectuées, ou au contraire la perdre au fil des années. Il convient ainsi d’examiner si l’habitation possède une telle caractéristique au moment où cet élément est propre à exercer une influence (arrêt du Tribunal fédéral 4D_59/2017 du 7 mars 2018, c. 2.2.2). Constituent notamment des indices de luxe la présence de marbre à l’entrée de l’immeuble, une piscine, un sauna, des sanitaires en surnombre, une surface totale et des pièces particulièrement grandes, un jardin spacieux et un environnement très protégé. La notion de luxe doit s’interpréter de manière très restrictive et suppose que la mesure habituelle du confort soit clairement dépassée (arrêt du Tribunal fédéral 4D_59/2017 du 7 mars 2018, c. 2.2.2). La présence d’un seul ou de quelques-uns seulement de ces indices ne suffit pas ; il faut que le luxe se dégage de l’ensemble.

Selon la jurisprudence cantonale genevoise, pour que le logement soit qualifié de luxueux, celui-ci doit cumulativement comporter six pièces au moins, cuisine non-comprise, c’est-à-dire à Genève sept pièces ou plus, des surfaces inhabituellement grandes et des éléments donnant une impression générale de somptuosité ou de confort extraordinaire. À noter qu’un logement ancien peut être luxueux s’il a été conçu comme tel et qu’il est correctement entretenu (ATA/441/1997 du 5 août 1997, c. 6). Un logement peut être luxueux, quel que soit le quartier où il se trouve et même si une partie de l’immeuble comprend des locaux commerciaux de bureaux. Il faut prendre en considération le logement en tant que tel, et non le type ou le style de locataires qui occupent l’immeuble (ATA/214/2003 du 15 avril 2003, c. 5). Dès lors un logement peut être luxueux même s’il est mal situé géographiquement, avec une vue et une luminosité ambiantes réduites (ATA/1736/2019 du 15 janvier 2019, c. 7e). Par ailleurs, des éléments extérieurs à l’appartement lui-même peuvent lui conférer un caractère luxueux s’ils le valorisent. C’est notamment le cas de la vue sur le Jet d’eau et la rade de Genève (ATA/214/2003, c. 5).

L’arrêt de la CACJ passe en revue l’appréciation qu’avait fait le TAPI du caractère luxueux dans son jugement et confirme celle-ci. Il rappelle notamment que la notion de luxe en architecture est évolutive avant de souligner que sans rattacher la notion de luxe à certains éléments spécifiques du logement, il faut garder à l’esprit cette impression générale de somptuosité que l’objet concerné dégage. Il ne peut être fait abstraction du contexte urbain dans lequel s’inscrit l’ensemble immobilier de la Propriétaire, de l’intention des architectes, de son panorama, du nombre de pièces ou encore de sa destination à une catégorie aisée de la population.

L’immeuble ayant été construit au milieu des années 50, il convient de ne pas s’attacher de trop près aux critères souvent mis en évidence par la jurisprudence par rapport à des demeures plus anciennes. Par exemple, les plafonds hauts étaient alors délaissés et l’existence d’appartements de deux pièces dans l’immeuble ne signifie pas que les architectes avaient souhaité s’adresser à plusieurs classes sociales, les appartements de peu de pièces pouvant s’expliquer par le fait que cet ensemble était notamment destiné à une clientèle internationale qui pouvait s’en servir comme pied-à-terre. Le confort constructif se signalait par des murs pleins et du double vitrage et le confort technique par la présence d’équipements électriques de pointe, éléments qu’on ne peut pas trouver dans des immeubles anciens. Il en va de même avec l’existence de parkings souterrains.

Il a également été mis en évidence le fait que, dans son état actuel, l’appartement présente de curieux contrastes, certaines parties étant relativement dégradées et d’autres presque neuves, certains éléments semblant standards par rapport à l’époque de construction, tandis que d’autres dénotent un souci d’apparat. Une certaine dégradation de l’appartement pouvait être constatée mais il n’en demeure pas moins que son caractère luxueux réside avant tout dans des aspects – notamment immatériels – qui demeurent valables à ce jour. Une approche tenant compte davantage de l’impression d’ensemble, telle que préconisée par le Tribunal fédéral, permet de souligner, outre les éléments historiques et d’extérieur, le sentiment d’appartement hors-norme qui traverse le visiteur lorsqu’il y pénètre. Même si l’appartement litigieux, pouvait, même de loin, se rapprocher de logements correspondant aux besoins prépondérants de la population que la LDTR vise à maintenir dans le marché locatif à des loyers abordables, le loyer fixé par la décision litigieuse était plus de deux fois plus élevé que la limite supérieure. Cela signifie que, même durant la période de contrôle, le loyer de cet appartement est situé très au-dessus des moyens de la très grande majorité de la population genevoise.

S’agissant du fait que le montant total des travaux apparaissait comme trop modeste pour correspondre à ceux que l’on ferait dans un logement de luxe, il a été relevé de manière pertinente que l’art. 10 al. 2 LDTR est formulé de telle manière que l’appréciation qui doit être faite au sujet du caractère luxueux ou non de l’appartement concerné se rapporte à ce qu’il est avant les transformations, et non pas après. Par conséquent, si, comme en l’espèce, l’appartement peut être considéré comme luxueux avant transformation, il importe peu que la Propriétaire décide de procéder à de simples travaux d’entretien.

Compte tenu de ce qui précède, l’appartement en question a bien été considéré comme luxueux et la CACJ a maintenu l’annulation de la décision querellée qui prononçait la fixation et le blocage du loyer de l’appartement après travaux pendant trois ans.

L’Étude Rhône Avocat∙e∙s, par l’intermédiaire de Mes David Bensimon, associé et spécialiste FSA droit de la construction et de l’immobilier, et Mélissa Palin, avocate collaboratrice rompue aux affaires immobilières, est ravie et surtout satisfaite d’avoir contribué à l’évolution de la jurisprudence applicable en matière de LDTR.