Sociétés anonymes : ne pas tenir son AG à temps, un risque juridique désormais majeur

À l’arrivée du printemps, la convocation et la tenue des assemblées générales (AG) ordinaires des sociétés anonymes dont l’exercice comptable suit l’année civile devraient figurer à l’agenda de tous les conseils d’administration. Depuis plusieurs arrêts importants du Tribunal fédéral (TF) rendus notamment en 2021 et en 2024, le respect du délai légal de six mois suivant la clôture de l’exercice pour tenir l’AG est devenu une exigence incontournable.

Les conséquences d’un oubli ou d’un retard ne sont plus bénignes. À défaut de réélection formelle dans les délais légaux, le mandat des administrateurs expire, la société peut se retrouver sans organe valable, et les décisions prises peuvent être nulles. Le TF a récemment apporté des précisions déterminantes, souvent méconnues des praticiens.

I. La fin des mandats après six mois : un principe clair depuis 2021

L’ATF 148 III 69, rendu en 2021, marque un tournant décisif. Le TF y tranche une controverse doctrinale en affirmant que le mandat des membres du conseil d’administration expire de plein droit six mois après la clôture de l’exercice, conformément à l’art. 699 al. 2 CO.

Sauf convocation régulière d’une AG dans ce délai, ou l’élection des membres du conseil administratif inscrite à l’ordre du jour, aucune reconduction tacite ni prorogation automatique n’est admise. Toute clause statutaire prévoyant un renouvellement automatique est nulle, le droit de nommer les administrateurs relevant de la compétence exclusive et intransmissible de l’assemblée générale (art. 698 al. 2 ch. 2 CO).

Un conseil d’administration ne saurait échapper à cette règle en omettant volontairement de convoquer l’AG : à l’expiration du délai, le mandat des administrateurs prend fin. Ceux-ci peuvent éventuellement agir en tant qu’organes de fait, avec les responsabilités que cela implique (art. 754 al. 1 CO), mais ils ne peuvent pas se prévaloir de cette qualité pour convoquer valablement une AG.

II. Des précisions importantes en 2024

Un arrêt rendu le 2 mai 2024 (4A_387/2023/4A_429/2023) approfondit ces principes.

Le TF confirme que :

  • Le mandat des membres du conseil d’administration prend fin en l’absence de réélection dans les six mois qui suivent la clôture de l’exercice si une réélection n’a pas eu lieu dans l’intervalle ou n’est pas agendée à l’ordre du jour d’une AG qui a été convoquée mais qui n’a pas encore eu lieu.
  • Les membres du conseil administratif agissant en qualité d’organe de fait après l’expiration de leur mandat ne sont plus habilités à convoquer une AG. En tant qu’organe de fait, il reste responsable des actes ou omissions auprès de la société.
  • Partant, les décisions prises par une assemblée des actionnaires convoquée par les membres du Conseil administratif après l’expiration de leur mandat sont nulles.
  • En conséquence, l’AG doit réélire les membres du Conseil administratif en temps utile, suite à l’expiration de leur mandat, pour éviter une carence dans l’organisation de la société (art. 731b CO).

Le TF précise en outre que la nullité n’est pas régularisable a posteriori, et tout intéressé (actionnaire, créancier, porteur de bon de jouissance, etc.) peut en demander la constatation judiciaire.

Toutefois, le TF ménage la sécurité juridique des tiers de bonne foi : les inscriptions au Registre du commerce demeurent opposables tant que la perte de qualité des administrateurs n’est pas connue du tiers.

Par ailleurs, cette jurisprudence ne s’étend pas à l’organe de révision. Le mandat du réviseur se prolonge jusqu’à la tenue de la prochaine AG, indépendamment du dépassement du délai de six mois.

III. Une exception admise : clause statutaire prorogeant les mandats jusqu’à la prochaine AG

Dans l’arrêt 4A_508/2023 du 9 juillet 2024, le TF admet une exception importante. Les statuts prévoyaient que les administrateurs étaient élus « jusqu’à la prochaine assemblée générale ordinaire ». Le TF considère que cette clause est conforme à l’art. 710 CO dès lors qu’aucune durée chiffrée (en mois ou années) n’est fixée. Dans ce cas, le délai de six mois prévu par l’art. 699 al. 2 CO est qualifié de délai d’ordre. Le mandat peut donc valablement se poursuivre au-delà de cette échéance.

Cette interprétation reste exceptionnelle. Une clause ambiguë ou trop généreusement interprétée pourrait être jugée contraire à l’ordre public corporatif, notamment si elle conduit à priver durablement l’AG de sa compétence de nomination.

IV. Des conséquences pratiques en cas de carence organisationnelle

Lorsque les mandats du conseil d’administration ont expiré et n’ont pas été renouvelés dans le délai, la société est privée de son organe exécutif. Un conseil d’administration dont le mandat a expiré ne peut plus convoquer d’AG, même en qualité d’organe de fait. Toute AG ainsi convoquée serait nulle.

Cette carence peut être surmontée :

  • par une AG universelle, si tous les actionnaires sont présents et y consentent ;
  • par une convocation émanant de l’organe de révision, si la société en dispose.

Toutefois, en l’absence d’organe de révision (notamment en cas d’opting-out) ou en cas de conflit entre actionnaires, ces solutions échouent souvent en pratique.

Dans ce cas, un actionnaire n’a d’autre choix que de saisir le juge afin que celui-ci ordonne les mesures nécessaires pour rétablir l’organisation de la société (art. 731b CO).

V. Recommandations aux conseils d’administration

À la lumière des jurisprudences précitées, il est vivement recommandé aux sociétés anonymes de :

  • vérifier la formulation statutaire des mandats des administrateurs (durée fixée en année ou jusqu’à la prochaine AG) ;
  • planifier la tenue de l’AG dans les six mois suivant la clôture de l’exercice, indépendamment de la disponibilité des comptes ;
  • inscrire à l’ordre du jour la réélection ou nomination des administrateurs ;
  • en cas de retard dans la finalisation des états financiers, organiser une AG extraordinaire dédiée au renouvellement des mandats ;
  • En cas de conflit, anticiper le recours judiciaire pour éviter la paralysie de la société.

VI. Conclusion

La jurisprudence récente du TF consacre une exigence de rigueur dans la tenue des assemblées générales ordinaires et la réélection des organes sociaux. Le non-respect du délai de six mois après la clôture de l’exercice n’est plus toléré comme un simple retard administratif : il peut entraîner la fin automatique des mandats, la nullité des décisions prises et, plus largement, une mise en péril de la gouvernance de la société.

Les conseils d’administration ont désormais l’obligation de s’organiser en amont pour éviter toute carence. En cas de difficultés internes, il leur appartient également d’anticiper les démarches nécessaires, voire judiciaires, pour assurer la continuité institutionnelle.