Principe de l’identité de la servitude : analyse de l’arrêt du Tribunal fédéral 5A_395/2024 du 8 novembre 2024.

Au sein de notre dernier article, Me Justine Rossier, avocate-stagiaire chez Rhône Avocat·e·s, analyse une décision récente du Tribunal fédéral portant sur une servitude d’interdiction du droit à bâtir.

Découvrez les détails :

Interprétation d’une servitude
Pour déterminer le but de la servitude, il faut se fonder sur le texte du contrat authentique et sur ce qu’on peut raisonnablement lui attribuer comme but.
Selon le Tribunal fédéral, aucun but ne peut être déduit de l’inscription au registre foncier ou du texte du contrat dans le cas d’espèce.
Ce qui est décisif, c’est l’interprétation objective du contrat, à savoir le but qui résultait raisonnablement des besoins du fonds dominant au moment de la constitution de la servitude.
Cette analyse induit inévitablement certaines suppositions (consid. 4.1).

Arrêt du Tribunal fédéral 5A_395/2024 du 8 novembre 2024
Servitude d’interdiction ou de restriction du droit à bâtir ; Refus de radier une servitude (art. 736 al. 1 CC) ; Interprétation d’une servitude ; Libération judiciaire totale ou partielle de la servitude (art. 736 al. 2 CC)

Faits

Sur la parcelle initiale n° qqq (ci-après : parcelle de l’école), se trouvait à l’époque le bâtiment scolaire C. de la commune de U. La « prairie de jeu » faisait également partie de la parcelle.

En 1952, une servitude a été constituée en faveur de cette parcelle et au détriment de la parcelle voisine n° rrr.

Il résulte du contrat de servitude qu’il est interdit au propriétaire de la parcelle grevée n° rrr d’ériger une construction quelconque sur le côté est de la parcelle n° qqq sans l’accord du propriétaire du fonds dominant.

La servitude d’interdiction du droit à bâtir a été inscrite au registre foncier avec la mention « interdiction limitée de construire ».

En 1968, la « prairie de jeu » a été séparée de la parcelle de l’école et inscrite au registre foncier en tant que parcelle distincte n° sss, avec transfert de la servitude à charge de la parcelle n° rrr.

En 1970, la parcelle n° rrr a été inscrite au registre foncier en tant que parcelle n° ttt. Ensuite, en 1993, les parcelles n° uuu, vvv, www et xxx ont été créées à partir de la parcelle n° ttt. Lors de toutes ces divisions, la servitude en faveur des parcelles n° qqq et sss a été reportée comme charge sur les nouvelles parcelles constituées.

En 1999, la servitude a été radiée sur la parcelle détachée n° sss suite à une renonciation de la servitude. Cependant, la parcelle n° qqq est toujours au bénéfice d’une servitude d’interdiction limitée de construire par rapport aux parcelles n° yyy, uuu, vvv, www et xxx.

L’intimé a acquis en 1968 la parcelle n° qqq et utilise l’ancienne école qui s’y trouve comme maison d’habitation.

Depuis 2009, la recourante est l’unique propriétaire des deux parcelles n° www et xxx situées à l’est de celle-ci et a l’intention de les construire. Le 13 septembre 2017, la commission des permis de construire a délivré le permis de construire pour le projet de construction.

L’intimé a fait valoir sa servitude par voie civile et le tribunal cantonal d’Appenzell Rhodes-Extérieures a interdit, par jugement du 14 janvier 2021, le projet de construction selon le permis de construire du 13 septembre 2017 sur les parcelles n° www et xxx.

Par la suite, la recourante a déposé à son tour une action civile concernant la radiation, respectivement le remplacement de la servitude existante.

Elle a demandé à titre principal qu’il soit constaté que l’intimé a perdu l’intérêt légitime à la conservation de la servitude et qu’elle soit en droit de faire radier cette servitude au registre foncier.

À titre subsidiaire, elle a demandé la radiation de la servitude moyennant le versement, à l’intimé, à titre d’indemnité pour le rachat, 5’000 francs ou un montant à fixer par le tribunal.

Par jugement du 25 octobre 2022, le tribunal cantonal d’Appenzell Rhodes-Extérieures a constaté que la servitude d’interdiction limitée de construire inscrite avait perdu son intérêt légitime pour le fonds dominant et que la recourante était en droit de la faire radier du registre foncier. Il a ensuite ordonné à l’Office du registre foncier de procéder aux radiations après l’entrée en force du jugement.

En acceptant l’appel interjeté contre cette décision, la Cour suprême du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures a, par jugement du 30 avril 2024, annulé le jugement de première instance et le recours.
Par recours en matière civile du 19 juin 2024, la recourante demande l’annulation de l’arrêt de la Cour suprême et la confirmation du jugement du Tribunal cantonal d’Appenzell Rhodes-Extérieures, respectivement l’admission de son recours, éventuellement le renvoi de l’affaire à l’instance précédente.

En droit

Sur l’intérêt du propriétaire du fonds dominant à la conservation de la servitude

Selon l’art. 736 al. 1 CC, le propriétaire du fonds grevé peut demander la radiation d’une servitude lorsque celle-ci a perdu tout intérêt pour le fonds dominant.

Par intérêt pour le fonds dominant, la jurisprudence entend l’intérêt du propriétaire à l’exercice de la servitude selon son contenu et son étendue.

Il s’agit de déterminer si le but initial pour lequel la servitude a été établie peut être maintenu (principe de l’identité de la servitude) et si le propriétaire du fonds dominant a encore un intérêt à exercer la servitude dans son but initial.

L’absence d’intérêt au moment de l’introduction de l’action civile n’entraîne toutefois pas toujours la radiation de la servitude puisque l’intérêt peut renaître en raison d’une modification ultérieure des circonstances. La possibilité purement théorique d’une modification future des circonstances ne suffit pas à justifier le maintien de la servitude.

Si le propriétaire du fonds servant veut faire radier la servitude sur la base de l’art. 736 al. 1 CC, il doit donc démontrer que la servitude a perdu toute utilité pour le fonds dominant.

Il incombe au propriétaire du fonds servant de prouver que le propriétaire du fonds dominant n’a plus d’intérêt à exercer la servitude (art. 8 CC). Toutefois, la bonne foi commande que la partie défenderesse collabore à l’administration des preuves.

Dans l’affaire litigieuse, la question était de savoir si la servitude d’interdiction limitée de construire avait été initialement établie pour assurer des conditions d’éclairage favorables pour le bâtiment scolaire ou pour préserver l’architecture du lieu et le paysage urbain.

Pour déterminer le but de la servitude, il faut se fonder sur le texte du contrat et, pour le reste, sur ce qu’on peut raisonnablement lui attribuer comme but. Selon le Tribunal fédéral, aucun but ne peut être déduit de l’inscription au registre foncier ou du texte du contrat dans le cas d’espèce. Ce qui est décisif, c’est l’interprétation objective du contrat, à savoir le but qui résultait raisonnablement des besoins du fonds dominant au moment de la constitution de la servitude. Cette analyse induit inévitablement certaines suppositions (consid. 4.1).

Le Tribunal fédéral a confirmé que le but principal de l’époque de la servitude n’était pas la préservation de l’ensoleillement du bâtiment scolaire mais bien la préservation de l’architecture du lieu, par le maintien de son environnement (notamment la vue sur la verdure environnante).

En outre, le propriétaire actuel du fonds dominant, qui utilise l’ancien bâtiment scolaire comme logement, n’est pas moins intéressé que la commune, en tant que prédécesseur en droit, à ce qu’aucune construction ne soit érigée à l’est de son terrain.

L’identité de la servitude n’est donc pas pour autant rompue et la servitude n’a pas perdu son utilité ainsi que sa légitimité.

En définitive, il n’y a pas de droit à la radiation de la servitude.

Sur la libération judiciaire partielle ou totale de la servitude contre indemnité

Selon l’art. 736 al. 2 CC, le propriétaire grevé peut obtenir la libération totale ou partielle d’une servitude qui ne conserve qu’une utilité réduite, hors de proportion avec les charges imposées au fonds servant.
Le propriétaire du fonds servant doit indemniser le propriétaire du fonds dominant. Cette indemnité correspond à la perte de l’intérêt que représentait encore la servitude pour le propriétaire du fonds dominant.

En l’espèce, selon le Tribunal fédéral, ni l’intérêt du propriétaire du fonds dominant au maintien de la servitude n’avait diminué, ni la charge pesant sur le fonds servant n’avait augmenté à tel point qu’il y ait eu une disproportion qualifiée entre les différents intérêts.

Le fait que la parcelle servante ait été utilisée à des fins agricoles au moment de la construction mais soit aujourd’hui un terrain à bâtir ne change rien au cas d’espèce.

En conclusion, le recours est rejeté.

Commentaire

Il est intéressant de souligner qu’à travers cet arrêt, les servitudes de restriction ou d’interdiction des droits à bâtir apparaissent comme des obstacles inévitables à l’intérêt public, notamment en ce qui concerne la densification des constructions et l’orientation du développement de l’urbanisation vers l’intérieur du milieu bâti, un but de droit public prioritaire.

En revanche, pour la pratique de l’avocat, lorsque l’enjeu est de défendre un propriétaire désireux de s’opposer à une autorisation de construire, les servitudes limitant les droits à bâtir se révèlent être un outil redoutable.